Cézembre

Un très grand coup de coeur que ce nouveau roman de Hélène Gestern. Peut-être parce que j’habite près de Saint-Malo, que je reconnais ainsi tant de lieux et points de vue qui sont la trame du roman, mais aussi parce que l’écriture de l’autrice m’a emportée, impressionnée, enthousiasmée, tant les descriptions de cette île au large de la baie de Saint-Malo, celles de la plage, des états d’âme de la mer, m’ont conquise.

Il arrive de Paris, Yann de Kerambrun, professeur d’Histoire à la Sorbonne, pour prendre possession de son héritage, la villa des Couërons construite au début du siècle dernier sur la promenade du sillon. Un retour qu’il appréhende pourtant car il garde de terribles souvenirs de son enfance avec un père exigeant, autoritaire, qui ne le comprenait pas, lui préférant semble-t-il son jumeau qui avait accepté, lui, de le seconder dans l’entreprise familiale.

Sa famille appartient à une dynastie d’armateurs, la compagnie maritime Kérambrun, fondée par Octave, l’arrière-grand-père de Yann, ingénieur motoriste, qui a consacré sa vie à concevoir des nouveaux bateaux à moteur capables de transporter des passagers en toute sécurité dans les flots si capricieux de la Manche. Yann traverse une période personnelle difficile du fait de ce divorce qu’il repousse acrimonieusement, de l’éloignement de son fils qui ne comprend pas les conflits de ses parents, de la douleur causée par la disparition de sa mère, de son frère et maintenant de son père.

Décidé à se retrouver, il s’installe dans la villa familiale, face à la mer et à l’île de Cézembre au passé si complexe. Il découvre les archives d’Octave de Kérambrun, et pour se distraire s’efforce de reclasser tous ces documents en bon historien qu’il est. S’en suivront des découvertes sur les membres de la famille, les secrets qui ont émaillé leur histoire, les failles et les douleurs des uns et des autres. Pour percer à jour les éléments manquants il va renouer avec des oncles, tantes, cousins que son propre père avait choisi de bannir, et peu à peu, au fil de ses lectures des cahiers de raison de l’arrière-grand-père, il va prendre la mesure d’un passé bien différent de ce qu’il en connaissait.

Une enquête passionnante, une histoire de famille fascinante, de chausse-trapes en révélations, qui tiennent lecteur en haleine jusqu’à la dernière ligne.

Solak

Un roman magistral, en effet. Une découverte en ce qui me concerne, qui me donne furieusement envie de suivre l’autrice. Caroline Hinault a réussi un coup de maître avec ce premier roman. Une écriture formidable, forte, directe, voire crue, et poétique à la fois. Des personnages hauts en couleur, bien campés, dont les personnalités explosent dans ce huis clos arctique où nous ne saurions nous installer tant les conditions de vie y sont dantesques.

Ils sont trois à essayer de cohabiter dans cette Centrale si inhospitalière, où chaque sortie dans le froid polaire relève de l’exploit tant les dangers sont partout : ne pas glisser, ne pas tomber, ne pas se blesser, ne pas tomber en hypothermie, se méfier des ours polaires et pourtant consolider les installations, organiser les réserves, entretenir les poêles, aller chercher des sceaux de glace en hiver pour avoir de l’eau. L’été il y a la chasse, c’est le domaine réservé de Roq, le plus fruste des trois ; il profite de cette activité pour organiser son trafic de peaux, celles des bêtes qui s’aventurent jusqu’à la base. Il y a aussi la pêche, la contribution de Piotr, le plus ancien sur Solak, et celui qui commande ce territoire au nord du cercle polaire. Roq et Piotr sont deux militaires, exilés là pour des raisons troubles, chargés de maintenir le drapeau de leur pays pour bien indiquer à qui ce bout de banquise appartient ! Le troisième est Grizzly, surnom que son physique lui a valu de la part de ses deux colocataires, c’est un scientifique, climatologue, en mission pour un an.

Normalement, les militaires doivent être trois, aussi une très jeune recrue arrive-t-elle sur la base après le décès de Igor. Et dès ce moment, la tension va encore monter d’un cran. Déjà la violence était sous-jacente au sein de l’équipe, mais “l’équipe” se trouve confrontée au mutisme du nouveau apportant une menace insidieuse. Alors le lecteur comprend qu’un drame risque de se produire.

Voilà une intrigue parfaitement menée, une tension qui va croissant, rendue plus prégnante du fait de la grande nuit polaire qui s’installe, confinant les quatre hommes dans cette Centrale où ils n’ont aucune échappatoire et doivent se supporter jusqu’à l’écoeurement.

Un roman puissant, saisissant, passionnant, qu’il est impossible de lâcher avant le dernier acte, bouleversant.

En dehors de la gamme

Autrice Anne Cathrine Bomann / éditions La Peuplade

traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Thullesen

Elles sont deux, Shadi et Anna, deux chercheuses en psychologie qui se voient dans l’obligation d’unir leurs compétences pour rédiger un mémoire de master commun. Elles travaillent en effet sous la direction du même professeur, Thorsten, et leur sujet concerne le deuil pathologique et ses effets sur le comportement. Anna et Shadi sont très différentes, l’une est semble-t-il extravertie, profitant de la vie, multipliant les sorties et surtout douée à l’oral, l’autre est proche d’une forme d’autisme, et souffre de troubles obsessionnels que seul son compagnon peut l’aider à juguler.

Leur directeur de thèse va leur demander de refaire des calculs quand il s’aperçoit que les résultats statistiques des études proposés par la société Danish Pharma sur les effet secondaires d’un médicament révolutionnaire en cours d’élaboration lui semblent peu probants. Etant associé à ces études de par son poste au sein de l’université, le professeur Thorsten s’impose de faire revérifier ces résultats.

Ce médicament est censé apaiser les souffrances dues au deuil, et notamment celles créées lorsque celui-ci devient pathologique, ayant des conséquences très invalidantes. La collaboration entre l’université et le laboratoire de la société Danish Pharma semble suspecte à Thorsten ; il est persuadé que des données auraient peut-être pu être volontairement écartées. En effet, il a remarqué que les mécanismes de l’empathie sont sensiblement annihilés chez un nombre de patients qui font partie de l’étude comparative menée par Danish Pharma et analysée par son service au sein de l’université. La pression est forte sur le professeur Thorsten du fait de l’imminence de la mise sur le marché de ce médicament “miracle” avec l’impact financier que cela suppose.

Non seulement l’aspect thriller médical est parfaitement maîtrisé, mais la psychologie des personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent sont habilement racontées. Ce roman se lit avec un intérêt soutenu au fil des pages, et le lecteur est interpellé par la problématique des rapports entre la recherche et l’argent du privé. Un bon moment de lecture.

Trop humain

Trop humain ? Tellement humain, étonnamment humain, dangereusement humain ?

Le nouveau roman de Anne Delaflotte Mehdevi nous questionnera longtemps. Une immersion dans cette réalité virtuelle qui est en passe d’advenir, une cohabitation avec cette dérangeante “Intelligence artificielle”, une apparente maîtrise de ces machines nouvelles censées nous aider, nous faciliter le quotidien, voilà ce à quoi l’autrice nous confronte dans cette histoire passionnante.

Suzie est une vieille dame qui tient un café – restaurant, autrefois hôtel, dans le village isolé de Tharcy. Son café possède une salle de bal, métaphore des temps heureux, qui matérialise par sa renaissance la volonté de Suzie d’aller enfin de l’avant, elle qui se contente depuis la mort de ses parents de maintenir l’établissement. Depuis quelques temps des néo-ruraux viennent s’installer à Tharcy, avides de créer des communautés qui repartiraient de zéro. Un retour au source qui se réjouit de l’isolement de ce village tout en recherchant de nouveaux modes de vie plus en accord avec la nature, les savoirs oubliés, le souci d’un bien-être sain et débarrassé des scories de la modernité technologique.

Monsieur Peck, un ingénieur à la retraite, versé dans le domaine de la robotique, a racheté le presbytère pour y passer une retraite paisible, aidé de son AVE (auxiliaire de vie électronique), qu’il a baptisé Tchap. Quelle n’est pas la stupéfaction des habitants de ce petit village, devant cette machine à l’aspect humain, capable de parler avec nuance et courtoisie, de répondre à tellement de questions, de s’occuper avec délicatesse de son propriétaire, lorsque Monsieur Peck prend ses quartiers du soir au café de Suzie. Et peu à peu, Suzie, bien différente des habitants du bourg, se laisse aller à échanger avec Tchap, au grand dam des villageois qui demeurent campés sur leur réserve.

Le lecteur va lui aussi se laisser séduire par Tchap dont la courtoisie, la patience, la curiosité dont il semble faire preuve vont amener Suzie à raconter l’histoire de sa vie, de son village, des secrets enfouis qui traversent les histoires de famille, les rancoeurs causées par les deux guerres qui ont laissé des traces indélébiles dans les mémoires et dont Suzie a dû subir toute sa vie les conséquences.

Au fil des pages, nous apprenons à nous familiariser avec le questionnement inévitable imposé par ces machines “intelligentes”, à nous interroger sur les limites qu’elles nous forcent à dépasser, à imaginer comment raison garder tout en mesurant l’impact qu’elles ont inévitablement sur notre comportement. Nous savourons aussi la profonde générosité de Suzie qui trouve sa résilience dans la qualité des plats réconfortants qu’elle sert depuis tant d’années à ceux qui viennent déjeuner au Café du bal.

Un roman fascinant où l’humanité de Suzie, sa curiosité, sa modernité en dépit de son grand âge, confrontée à la volonté de l’AVE d’augmenter sa mémoire, de corréler ses connaissances, laissent le lecteur en proie à des interrogations nuancées d’une affection invraisemblable qu’il ressent pour Suzie et Tchap. Une fois encore un grand moment de lecture que nous offre Anne Delaflotte Mehdevi.

” 10, villa Gagliardini”

Cette fois il s’agit d’un récit autobiographique, retour aux sources. Cette adresse est celle de l’appartement que les jeunes parents de Marie Sizun ont occupé juste avant sa naissance. Nous le découvrons grâce au regard de la toute petite fille que Marie est encore quand son père a dû partir à la guerre. Ses premières années dans ce petit appartement, Marie Sizun nous les raconte avec infiniment de délicatesse, alternant les surprises plus ou moins cocasses que l’enfant réserve à sa mère avec les moments de complicité et de tendresse où toutes les deux se construisent un royaume. Le père sera prisonnier durant quatre ans et Marie le découvrira à son retour en 1945, « ce grand monsieur inconnu », alors qu’elle est âgée de 6 ans environ. Voilà qui va bouleverser la vie de la mère et de la fille, et Marie pense qu’elle ne retrouvera peut-être jamais la place qu’elle occupait dans la vie de sa maman.

D’année en année Marie va grandir, se chercher, se trouver aux prises avec les préoccupations des adultes, leurs sentiments, leurs décisions qu’elle ne comprend pas vraiment ; elle va devoir se confronter au monde extérieur en découvrant l’école pour la première fois et partager sa chère maman. Les difficultés financières s’accumulant, l’appartement lui sera pourtant toujours une île bienheureuse où la petite fille, puis l’adolescente, s’efforcera de maintenir le climat de fantaisie et de joie qui est la signature de sa maman. Peu à peu les goûts de Marie s’affirmeront, sa personnalité se révèlera, elle apprivoisera le monde qui s’offre à elle : l’école bien sûr, des amies, la littérature, le cinéma et sans doute aussi la découverte de la Bretagne.

Cette enfance, si précaire soit-elle, est heureuse, riche d’amour, de partage et de découvertes et Marie Sizun nous offre ici les clés de son œuvre à venir. Un moment de lecture émouvant, bouleversant, captivant dans une écriture tout en sensibilité et délicatesse.

Le tableau du peintre juif

Stéphane Milhas a cinquante ans, il est au chômage depuis qu’il a dû déposer le bilan de son entreprise de transport. Sa femme, Irène, qui travaillait avec lui, a trouvé un emploi de vendeuse dans un magasin de vêtement. Pas une sinécure, mais au moins un salaire dans le foyer ! Le couple est dans une période de turbulence du fait de l’inaction prolongée de Stéphane. Un appel de ses oncle et tante lui apprend qu’il lui lègue un tableau, le tableau du peintre juif, qui est dans la famille depuis la deuxième guerre mondiale. Quel peintre juif ? Que représente ce tableau ? Pourquoi le grand-père l’avait-il dans sa chambre ?

Stéphane va alors découvrir le passé de ses grands-parents. Le grand-père appartenait à un réseau de résistance connu, et surtout hébergeait des juifs dans sa maison du sud ouest de la France, afin de leur permettre de passer en Espagne. Stéphane et Irène vont alors se rendre chez Etienne et Louise pour prendre possession du tableau. Le peintre juif était connu, avait une côte certaine, et déjà Irène se dit que le vendre pourrait remettre leur vie “à flot”. Mais Stéphane ne le voit pas ainsi : ce tableau pourrait donner à ses grands-parents la reconnaissance qui leur est due s’il entreprend de les faire reconnaître comme Justes parmi les nations.

Tandis qu’Irène se braque contre Stéphane en jugeant sa décision utopique et néfaste à leur couple, celui-ci entreprend des démarches qui le conduiront dans un premier temps jusqu’à Jérusalem ! C’est d’ailleurs dans une cellule de garde à vue de Tel Aviv que nous le découvrons au début du roman. Peu à peu la grande Histoire rejoint celle de Stéphane et l’auteur nous entraîne entre passé et présent sur les pas de Stéphane, qui se fait un devoir de retracer la vérité sur ce peintre juif et son oeuvre.

Un roman où rien n’est jamais définitif, où les étapes se succèdent de découverte en découverte menant le lecteur jusqu’aux arcanes des comportements de nos compatriotes au temps de l’occupation. D’Israël jusqu’en Espagne en passant par les Cévennes, Toulouse, et les montagnes espagnoles jusqu’à Madrid, nous nous questionnons, échafaudons des hypothèses qui ne se vérifient pas toutes, accompagnons le héros dans sa conquête d’une nouvelle vie digne et apaisée.

Benoit Séverac se révèle un formidable conteur, doublé d’un voyageur stimulant et d’un historien particulièrement éclairé. Une excellente enquête historique, un très bon moment de lecture.

La formidable trilogie de Christian Guay-Poliquin

Une formidable trilogie que ces trois romans de Christian Guay-Poliquin ! L’auteur nous emmène sur les pas d’un homme seul, sans plus aucune attache, qui s’enfuit de l’ouest vers l’est dans cet immense pays qu’est le Canada. Une étrange panne d’électricité que rien n’avait annoncé a paralysé tout le pays et de livre en livre nous allons suivre avec un vif intérêt le devenir de cet homme, mécanicien de son état, qui a choisi de tout quitter pour traverser le continent et revoir son père dont il sait qu’il est en train de mourir.

Le premier ouvrage, “Le fil des kilomètres”, nous emmène sur les routes de l’ouest du Canada jusqu’au village paternel, très à l’est. L’homme conduit sans relâche, faisant fi de sa fatigue qui confine à l’épuisement au fil des kilomètres qui s’enchaînent inexorablement. Durant le trajet, peu à peu le paysage se fait plus inquiétant du fait de l’absence d’activité humaine, les vivres emportés viennent à manquer ; il faut trouver de l’essence, les groupes humains qu’il croise au fil des villes et villages traversés se font hostiles. Il prend en stop une jeune femme, puis un drôle de stoppeur qui raconte histoire sur histoire sans qu’il soit possible de distinguer s’il dit vrai ou pas. Le lecteur que nous sommes ne peut s’arrêter de décompter les kilomètres, espérant que l’homme arrivera à temps et les pensées du conducteur font écho à l’imagination du lecteur.

Le deuxième ouvrage, “Le poids de la neige”, retrouve notre conducteur et mécanicien immobilisé dans un village isolé suite à un accident où il a dû être extrait de sa voiture. La panne d’électricité perdure là aussi sans qu’il soit possible de savoir si c’est aussi le cas dans le reste du pays. Cette fois c’est l’hiver, la neige est omniprésente, et l’homme se retrouve prisonnier des ses blessures, incapable de bouger, ayant besoin de soins quotidiens. Mathias, un vieillard accepte de le soigner dans sa maison décatie, où bientôt il ne reste plus qu’une véranda pour les abriter au chaud tous les deux en échange d’une place dans le convoi qui se prépare pour le printemps. Nous accompagnons la cohabitation des deux personnages et le lent rétablissement de l’homme en mesurant la dangerosité qui s’est installée dans le pays, la dépendance aux vivres et au bois nécessaire pour se chauffer, la difficulté de faire confiance à un inconnu quand on est entièrement dépendant de lui. Seule source d’espoir, être rétabli au printemps pour que l’homme poursuivre sa route au printemps

Troisième ouvrage, “Les ombres filantes”, et l’homme, enfin rétabli après cet hiver à haut risques, choisit de traverser l’immense forêt canadienne qui l’emmènera vers l’est, au camp de chasse de sa famille où il sait qu’elle s’est réfugiée. Les pensées se bousculent dans sa tête, il n’a pas revu les siens depuis des années, mais c’est sa seule échappatoire car l’électricité n’est toujours pas rétablie ; la population a fui les villes pour se réfugier dans les forêts et y vivre de chasse, de pêche et de troc, tout en se gardant des groupuscules de réfugiés dont la dangerosité est au moins aussi grande que celle des animaux sauvages. Durant son périple, l’homme va recueillir un gamin, Olio, seul lui aussi, et former ainsi un couple insolite, pour traverser cette forêt redevenue primaire jusqu’à trouver le répit dans le camp familial, du moins dans un premier temps.

Christian Guay-Poliquin nous offre ici une ode à la nature, une histoire de survie dans des contrées hostiles, une approche d’une situation apocalyptique et surtout une analyse de la psychologie humaine très fine et sensible, où nécessité et entraide génèrent des sentiments complexes tels la confiance obligée, la suspicion inquiète, l’envie de loyauté, la volonté de survie, le détachement des choses du passé, le sentiment de paternité, la peur de la trahison et l’amour familial. Ces trois volumes se lisent à la file, tellement cet homme nous bouleverse, nous emporte dans ses aventures, nous ramène à notre propre humanité.

Les silences des pères

Un fils d’émigré marocain apprend au téléphone le décès de son père qu’il n’a pas revu depuis des années. Son père ne parlait pas, le fils n’a pas le souvenir d’avoir entendu sa voix depuis sa plus tendre enfance. C’est leur mère à lui et ses sœurs qui parlait. Peu à peu le fils s’est éloigné de sa famille où il ne se sentait pas compris dans ses aspirations. Le fils est devenu un concertiste virtuose qui parcourt le monde au fil des concerts. Il n’est plus jamais retourné assister à un repas de famille, ne croisant ses sœurs que lorsqu’il venait jouer à Paris. Cette fois il va revenir à Trappes, dans l’immeuble où leur père habitait encore, assister à l’enterrement bien sûr et aider à débarrasser l’appartement où leur père demeurait seul depuis la mort de la mère et le départ des sœurs. Par accident, le fils va trouver une lourde enveloppe bien cachée dans laquelle il va découvrir une quarantaine de cassettes audio, chacune portant une étiquette avec la date.

Alors il va écouter et entendre enfin la voix de son père. Celui qui ne parlait jamais y raconte sa vie, année après année, ses peurs, ses espoirs, ses chagrins, son travail dans le Nord de la France lorsqu’il a émigré et c’est tout un pan de l’Histoire de cette France des Trente Glorieuses qui se déroulent au gré des cassettes. Le fils et nous les lecteurs découvrons ainsi tout un pan souvent caché de l’histoire de l’émigration française de cette époque. Le fils va enfin, après tant d’années, comprendre qui était ce père qu’il avait presque oublié.

Rachid Benzine une fois encore fait la part belle à l’émotion, celle du fils et la nôtre aussi, lecteurs de cette histoire si ordinaire et si bouleversante à la fois. Les silences du père viendront imprégner peu à peu ceux de la vie du fils, et nous montrent combien il importe de s’enquérir des souvenirs de nos parents et amis pour éclairer notre propre vie.

L’épaisseur d’un cheveu

L’épaisseur d’un cheveu, une expression que nous employons souvent pour évoquer ce qui ne tient qu’à très peu ! Un rien et cela se serait produit ! Dans ce roman, cela s’est produit ! nous découvrons dès la première page qu’Étienne va tuer sa femme ! La messe est dite, me direz-vous, est-il besoin d’aller plus loin puisque nous connaissons la fin ? Bien sûr qu’il faut lire cette histoire de féminicide. La genèse de cette tragédie est terriblement captivante, à telle enseigne que l’on oublie au fil des pages qu’Etienne va tuer sa femme Vive.

Étienne et Vive sont mariés depuis dix ans et leur entente semble parfaite, leurs amis les citent en exemple. Ils forment un couple très assorti sûrement du fait de leurs personnalités si opposées. Étienne est correcteur dans une maison d’édition, il est posé, un tantinet tatillon, introverti, voire renfermé et Vive, que son prénom habille, travaille dans le monde de l’art, elle est fantasque, joyeuse. Tous deux font partie d’un groupe de parisiens férus d’art, de peinture notamment, qui vont à des vernissages, à des concerts. Et c’est à cause du refus de Vive de l’accompagner à leur traditionnel concert du mardi soir, refus totalement incompréhensible pour Étienne, que tout va basculer.

Claire Berest nous raconte la chronologie d’un féminicide, les trois jours qui précèderont l’acte, et elle alterne les réminiscences d’Étienne, la montée de ses récriminations, le roman qu’il se construit, les interrogatoires qui font suite au meurtre de Vive comme autant de tableaux pouvant expliquer la détérioration mentale d’Étienne. Tout le talent de Claire Berest consiste à reconstituer sous des angles différents l’évolution de la personnalité d’Étienne, et peu à peu le lecteur comprend que cette mort annoncée était inéluctable. Une remarquable analyse psychologique, une prouesse de construction romanesque, une fascinante étude de la folie meurtrière.